CHAPITRE XVIII
Un immense gémissement parcourut l’armée murgo quand les troupes en robe noire apprirent la mort de leur roi, et leur moral baissa vertigineusement. Taur Urgas était redouté de ses hommes, mais sa démence sauvage était communicative et ils y puisaient un curieux sentiment d’invincibilité. Il leur semblait que rien ne pouvait l’arrêter, et ils avaient un peu l’impression de partager, eux, les instruments de son implacable volonté, son apparente invulnérabilité. Sa disparition leur faisait prendre conscience de leur propre mortalité, et c’est avec une confiance amoindrie qu’ils chargèrent les armées de l’ouest coincées le long de la rive sud.
Le roi Cho-Hag regarda avec une satisfaction morbide s’effriter la résolution de l’armée murgo, puis il rejoignit les lignes de l’infanterie et des chevaliers mimbraïques en effervescence pour s’entretenir avec les autres chefs militaires. Le roi Fulrach parcourut à grands pas la distance qui le séparait des lignes sendariennes. Le monarque replet, à la barbe noire, faisait vraiment déguisé avec son plastron étincelant, mais il suffisait de jeter un coup d’œil à son épée pour constater qu’il en avait fait le meilleur usage, et son casque arborait de sévères entailles, preuve s’il en était besoin que le roi de Sendarie avait pris part aux hostilités.
— Vous avez vu le signal d’Anheg ? questionna Fulrach en s’approchant.
— Non, répondit Cho-Hag avec un hochement de tête, mais ça ne devrait plus tarder. Nous ferions mieux de penser à ce que nous allons faire. Vous avez des nouvelles de Korodullin ?
— Les médecins s’occupent de lui, annonça Fulrach.
— Il est blessé ? s’exclama Cho-Hag, surpris.
— Je ne pense pas que ce soit grave. Il a reçu un coup de masse sur la tête en allant prêter main forte à son ami, le baron de Vo Ebor. Son casque a amorti le choc, mais il saigne un peu des oreilles. Enfin, les docteurs disent qu’il s’en sortira. C’est plutôt le baron qui est mal en point...
— Qui a pris la tête des Mimbraïques, alors ?
— Messire Andorig. C’est un hardi combattant, bien qu’un peu dur de la comprenette.
— Là, mon ami, vous venez de fournir une description criante de la quasi-totalité des Arendais, commenta Cho-Hag avec un petit rire sec en descendant maladroitement de cheval sans lâcher le pommeau de sa selle, car ses jambes n’auraient pu supporter son poids. Ils sont remarquables au combat, mais un peu bas de plafond. Allons, nous tâcherons de nous passer d’Andorig. Dès qu’Anheg aura fait signe, continua-t-il en regardant les Murgos battre en retraite, je crois que nous aurons intérêt à nous replier le plus vite possible. Les Murgos sont un peu abattus en ce moment, mais ils risquent de reprendre du poil de la bête quand ils auront encaissé le choc.
— Ça, c’est possible, reconnut Fulrach en haussant un sourcil. Dites-moi, vous avez vraiment tué Taur Urgas en combat singulier ?
— Ce n’était pas un vrai duel, reprit Cho-Hag en hochant modestement la tête. Il délirait complètement. Il s’est jeté sur moi sans même se garder. Bon, au signal d’Anheg, nous donnerons l’ordre aux chevaliers mimbraïques de charger les Murgos. Ça devrait être la débandade dans leurs lignes. Je leur donnerai la chasse avec mes hommes pour les disperser ; vous en profiterez pour remonter le fleuve avec votre infanterie. Nous nous occuperons des Murgos, Andorig et moi, le temps que vous preniez du champ. Qu’en pensez-vous ?
— Ça paraît jouable, approuva Fulrach avec un hochement de tête méditatif. Vous pensez qu’ils tenteront de nous poursuivre ?
— Je tâcherai de les en dissuader, lui assura Cho-Hag avec un large sourire. Vous avez une idée de ce qui se passe de l’autre côté du fleuve ?
— C’est difficile à dire, mais la situation n’a pas l’air réjouissante.
— Vous voyez un moyen de les aider ?
— Pas vraiment, soupira Fulrach.
— Moi non plus, avoua Cho-Hag en se remettant péniblement en selle. Je vais donner ses instructions à Andorig. Ouvrez l’œil : je m’étonne que nous n’ayons pas encore vu le signal d’Anheg.
— Belgarath ! appela silencieusement Ce’Nedra, les yeux clos, la main crispée sur son amulette. Belgarath, vous m’entendez ?
Debout un peu à l’écart de Durnik qui veillait sur Polgara, toujours prostrée, la princesse concentrait sa volonté afin d’envoyer sa pensée loin dans le ciel, vers le vieux sorcier.
— Ce’Nedra ? répondit la voix du vieil homme, aussi claire que s’il avait été tout près d’elle. Que faites-vous ? Où est Polgara ?
— Oh, Belgarath ! hoqueta la princesse, et pour un peu elle se serait mise à sangloter de soulagement. Aidez-nous ! Dame Polgara est sans connaissance et les Malloréens vont donner l’assaut à nouveau. Nous allons être écrasés, Belgarath. Aidez-nous !
— Doucement, ordonna sèchement le vieillard. Qu’est-il arrivé à Polgara ? Où êtes-vous ?
— Nous sommes à Thull Mardu, répondit Ce’Nedra. Nous avons tenté de prendre la ville qui se trouve au milieu du fleuve pour permettre à la flotte cheresque de passer, mais les Malloréens et les Murgos nous ont tendu une embuscade et ils nous attaquent depuis ce matin.
Belgarath se mit à jurer.
— Et Pol ? qu’est-ce qu’elle a ? reprit-il âprement.
— Les Grolims ont provoqué un orage épouvantable, puis du brouillard. Dame Polgara et Beldin ont fait souffler du vent, et elle s’est évanouie. Beldin dit qu’elle est épuisée et qu’il faut la laisser dormir.
— Où est Beldin ?
— Il est allé surveiller les Grolims. Vous pouvez nous aider ?
— Ecoutez, Ce’Nedra, je suis à mille lieues de vous, en Mallorée, pratiquement à la porte de Torak. Si je lève le petit doigt, il va sortir de son sommeil et Garion n’est pas encore prêt à le rencontrer.
— Alors nous sommes perdus, gémit Ce’Nedra.
— Ah, ce n’est pas le moment de pleurnicher ! Vous allez réveiller Polgara.
— Beldin a dit que nous devions la laisser se reposer.
— Oui, eh bien, elle aura tout le temps de flemmarder plus tard, rétorqua Belgarath. Vous voyez le sac qu’elle traîne partout ? Celui où elle garde toutes ses herbes ?
— Je... Oui, je pense. Durnik l’avait il y a un moment.
— Durnik est avec vous ? Parfait. Maintenant, écoutez-moi bien : prenez le sac et ouvrez-le. Ce que vous cherchez se trouve dans une petite pochette de soie. Ne touchez pas aux bouteilles et aux flacons : c’est là qu’elle garde ses poisons. Dans l’un des sachets de soie, vous trouverez une poudre jaune, à l’odeur âcre. Mettez-en une cuillerée dans de l’eau bouillante ; placez le récipient près de la tête de Pol et couvrez-lui la tête avec un linge afin qu’elle soit obligée de respirer les vapeurs.
— Et qu’est-ce que ça va lui faire ?
— Ça va la remettre sur pied.
— Vous êtes sûr ?
— Ne discutez pas, Ce’Nedra. Elle reprendra conscience, croyez-moi. Ces vapeurs réveilleraient un mort. Dès qu’elle sera ranimée, elle saura ce qu’il faut faire.
Ce’Nedra hésita.
— Garion est là ? balbutia-t-elle enfin.
— Il dort. Nous avons eu une soirée mouvementée.
— Quand il ouvrira l’œil, dites-lui que je l’aime, fit-elle très vite, comme si elle avait peur de ne plus pouvoir articuler ces paroles si elle réfléchissait.
— A quoi bon le perturber ? demanda le vieil homme.
— Belgarath ! s’exclama Ce’Nedra, outrée.
— C’était pour vous taquiner. Allez, faites ce que je vous ai dit et ne me rappelez plus. J’essaie de me glisser auprès de Torak sans me faire remarquer, et je risque d’avoir du mal à passer inaperçu si je crie tout le temps comme ça après quelqu’un qui se trouve à un millier de lieues.
— Nous ne crions pas.
— Oh si ! D’une façon très particulière, mais tout de même. Bon, maintenant, lâchez cette amulette et au boulot.
L’instant d’après, sa voix avait disparu.
Durnik ne voulut jamais comprendre, évidemment, et Ce’Nedra dut se débrouiller toute seule. Elle chercha un petit chaudron, le remplit d’eau et le plaça sur le feu que le forgeron avait fait la nuit précédente. Puis elle ouvrit le sac d’herbes de Polgara. Mission, l’enfant blond, n’en perdait pas une miette.
— Que faites-vous, Princesse ? demanda anxieusement Durnik, toujours penché sur Polgara, inerte.
— Je prépare quelque chose pour lui procurer un sommeil plus réparateur, mentit éhontément Ce’Nedra.
— Vous êtes sûre de savoir ce que vous fabriquez ? Il y a des choses très dangereuses, là-dedans.
— Je sais ce que je cherche, Durnik. Faites-moi confiance.
La poudre sur laquelle elle finit par mettre la main était si âcre qu’elle en avait les larmes aux yeux. Elle en versa soigneusement une petite quantité dans le chaudron d’où s’élevèrent aussitôt des vapeurs infernales, l’apporta près de Polgara en détournant le visage et posa une cape dessus.
— Durnik, trouvez-moi un bâton, ordonna-t-elle.
Le forgeron lui tendit une flèche brisée, l’air perplexe.
A l’aide de la cape et de la flèche, Ce’Nedra improvisa une petite tente au-dessus du chaudron fumant et de la tête de la sorcière.
— Et maintenant ? demanda Durnik.
— Maintenant, nous attendons, répondit-elle.
Un groupe de soldats sendariens apparut en haut des berges herbeuses qui protégeaient la petite plage. Leurs justaucorps étaient tout tachés de sang et plusieurs des hommes étaient bandés. Ils avaient manifestement été blessés au combat, mais contrairement aux autres hommes qui étaient passés ce matin-là, ils portaient encore leurs armes.
C’est alors que Polgara se mit à tousser.
— Qu’avez-vous fait ? s’écria Durnik en arrachant la cape qui lui couvrait le visage.
— C’était nécessaire, plaida Ce’Nedra. J’ai parlé à Belgarath. C’est lui qui m’a dit de la réveiller, et comment faire.
— Vous allez la tuer ! accusa Durnik avec une fureur surprenante en envoyant valser le chaudron d’un coup de pied.
Polgara toussait toujours, puis elle ouvrit les yeux. Elle avait le regard vide, comme si elle ne les voyait pas.
— Vous pourriez nous donner un peu d’eau ? demanda l’un des Sendariens blessés en s’approchant d’eux.
— Il y en a plein le fleuve, répondit Ce’Nedra avec un geste distrait, sans les regarder.
Durnik jeta à l’homme un coup d’œil surpris et porta aussitôt la main à son épée, mais les hommes en uniforme sendarien furent plus rapides que lui. Ils durent tout de même se mettre à trois pour le désarmer.
— Vous n’êtes pas des Sendariens ! s’exclama Durnik en se débattant.
— Un petit futé, railla l’un des hommes d’une voix si gutturale qu’elle était presque inintelligible.
Un autre tira son épée et se pencha sur Polgara, toujours prostrée.
— Arrête de gesticuler, l’ami, ordonna-t-il à Durnik avec un affreux rictus, ou je la tue.
— Qui êtes-vous ? tempêta Ce’Nedra, indignée. Que croyez-vous que vous êtes en train de faire ?
— Nous sommes membres de la garde d’élite impériale. Et nous sommes ici, Votre Altesse, à la requête de Sa Majesté ‘Zakath, empereur de Mallorée. Sa Majesté requiert l’honneur de votre présence sous son pavillon, répondit aimablement l’homme à l’épée, puis son visage se durcit et il se tourna vers ses acolytes. Emmenez-les ! ordonna-t-il. Tirons-nous d’ici avant que quelqu’un ne commence à se poser des questions.
— Ils creusent toujours, annonça Hettar avec un mouvement de menton vers l’ouest où toute retraite leur était maintenant coupée. Ils ont déjà ouvert une tranchée d’un quart de lieue à partir du fleuve.
— Quelle chance avons-nous de les contourner ? fit Rhodar.
— Aucune, avec tous ces Nadraks, répondit Hettar avec un hochement de tête impuissant.
— Alors il va falloir que nous les enfoncions, décréta le roi de Drasnie.
— Je ne me vois pas prendre des tranchées d’assaut avec la cavalerie, objecta Hettar.
— Nous allons les pulvériser avec l’infanterie, déclara le gros roi suant et transpirant. Les archers asturiens ont un avantage sur les Malloréens : leurs arcs sont plus longs et ont une meilleure portée. Les archers feront mouvement vers l’avant. Après avoir ratissé les tranchées, ils régleront leur compte aux archers malloréens, en seconde ligne. Les hallebardiers passeront en premier. Varana, vos légionnaires pourraient-ils nettoyer les fossés une fois la voie ouverte ?
— Nos hommes sont bien entraînés à la guerre de tranchée, lui assura le Tolnedrain. Comptez sur nous pour vous les nettoyer, vos tranchées.
— Nous emmènerons les blessés avec le gros de l’armée, reprit Rhodar. Envoyez quelqu’un chercher Polgara et la princesse. Nous allons partir.
— Quelle tâche, Sire, nous as-Tu confiée, à messire Hettar et à moi-même ? s’enquit calmement Mandorallen.
De vilaines entailles déparaient l’armure du grand chevalier, mais on n’aurait jamais dit, à l’entendre parler, qu’il avait passé la matinée entière à se battre sans merci.
— La garde de nos arrières, répliqua Rhodar. Empêchez l’ennemi de nous tomber dessus par-derrière. Et vous, Hettar, poursuivit-il en se tournant vers l’Algarois au visage de faucon, je voudrais que vous vous occupiez des Nadraks avec vos hommes. Je n’aimerais pas qu’ils se jettent sur nous tandis que nous nous activerons dans les tranchées.
— C’est une manœuvre désespérée, roi Rhodar, constata le général Varana avec gravité. Attaquer des ouvrages de défense même établis à la hâte est toujours très coûteux en vies humaines, et vous allez lancer l’offensive sous la menace des divisions venues de l’arrière. Si vous vous cassez les dents, vous serez pris en tenaille entre deux forces supérieures en nombre et anéantis en deux temps trois mouvements.
— Je sais, admit Rhodar d’un ton lugubre. Mais notre seul espoir de fuite consiste à enfoncer les lignes qui nous coupent toute retraite. Il faut que nous remontions le fleuve. Dites à vos hommes que nous devons prendre ces tranchées dès le premier assaut. Sans cela, nous sommes morts. Eh bien, Messieurs, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance.
Mandorallen sonna la charge une fois de plus, et une fois de plus les Malloréens se retirèrent en désordre devant la terrifiante attaque des chevaliers caparaçonnés d’acier. Mais cette fois, sitôt l’ennemi repoussé, les hallebardiers et les légionnaires firent demi-tour à gauche et abandonnèrent la position pour suivre au petit trot les Sendariens et les Asturiens qui se repliaient vers l’ouest.
Les chevaliers mimbraïques payèrent cher leur action de retardement. Des chevaux sans cavaliers galopaient comme des fous sur le champ de bataille, rentrant de plein fouet dans les lignes malloréennes et faisant leur contingent de victimes. Çà et là, parmi les tuniques rouges qui jonchaient le sol, gisait un chevalier à l’armure étincelante. Et les Mimbraïques se jetaient sans trêve et sans merci contre la marée rouge qui avançait toujours, ralentissant sa progression mais ne parvenant pas à la stopper tout à fait.
— C’est loin d’être gagné, Majesté, hurla Varana. Même si nous réussissons à passer, le gros des forces malloréennes nous talonnera de près.
Le général tolnedrain chevauchait, en compagnie du roi Rhodar, vers les tranchées qui leur coupaient toute retraite.
— Vous avez vraiment le don d’enfoncer des portes ouvertes, Général, rétorqua Rhodar. Quand nous aurons franchi les tranchées ennemies, nous mettrons les archers en position à l’arrière. Les Malloréens avanceront sous un déluge de flèches. Ça devrait les faire réfléchir.
— Tant que les Asturiens auront des flèches, insinua Varana.
— Dès que nous serons de l’autre côté, j’enverrai les Algarois en éclaireurs. Fulrach a des voitures entières pleines de flèches aux rapides.
— Qui se trouvent à deux jours de marche.
— Vous ne voyez jamais le bon côté des choses, hein ?
— Je m’efforce seulement d’anticiper, Majesté.
— Ça ne vous ennuierait pas d’aller anticiper ailleurs ?
Les Algarois avaient manœuvré de façon à se retrouver sur le flanc droit de l’armée qui battait en retraite et formaient leurs commandos afin de charger les Nadraks qui avaient pris position sur les collines, au-dessus du fleuve. Hettar avançait à une allure régulière, sa mèche crânienne flottant au vent de sa course, le sabre au clair, les yeux plus durs que le silex. Les Nadraks, qui semblaient au début attendre sa charge, se détournèrent de façon tout à fait inattendue et repartirent rapidement vers le fleuve.
Une demi-douzaine d’hommes chevauchant sous la bannière nadrake se détachèrent de cette unité pour venir vers les Algarois. L’un des cavaliers brandissait un drapeau blanc improvisé à l’aide d’un chiffon attaché au bout d’un bâton. Le petit groupe s’arrêta net, à une centaine de toises du cheval de Hettar.
— Il faut que je parle à Rhodar, piaula l’un des Nadraks d’une voix suraiguë.
C’était un grand gaillard efflanqué, au visage vérolé, et à la barbe pelée, mais il portait une couronne sur la tête.
— C’est un piège ? rétorqua Hettar.
— Evidemment, connard, répliqua le maigrichon, mais pas contre vous, ce coup-ci. Amène-moi tout de suite auprès de Rhodar.
— Tenez-les à l’œil, ordonna Hettar à l’un de ses chefs de clan, avec un mouvement de menton vers les forces nadrakes qui déferlaient à présent vers les tranchées malloréennes qui coupaient la retraite des forces du Ponant. J’emmène ce malade voir le roi Rhodar.
Il se détourna et conduisit le groupe de Nadraks vers les premières lignes de l’infanterie.
— Alors, Rhodar ! hurla d’une voix perçante l’échalas couronné. Tu ne réponds jamais à ton courrier ?
— Qu’est-ce que tu mijotes, Drosta ? riposta Rhodar sur le même ton.
— Je change de camp, Rhodar, proclama le roi Drosta lek Thun avec un rire presque hystérique. Je rejoins les rangs de ton armée. Il y a déjà plusieurs semaines que je suis en contact avec ta royale épouse. Tu n’as pas reçu ses messages ?
— Je pensais que c’était encore un de tes plans tordus.
— Tu parles que c’est un plan tordu ! confirma le roi des Nadraks en gloussant. J’ai plus d’un tour dans mon sac. Mon armée est en train d’ouvrir une brèche pour te permettre de t’échapper. Tu veux sauver ta peau ou pas ?
— Et comment !
— Eh bien, moi aussi, figure-toi. Mes troupes vont réduire en chair à pâtée les Malloréens embusqués dans ces fichues tranchées et nous n’aurons plus qu’à filer ventre à terre.
— Je n’ai aucune confiance en toi, Drosta, lâcha abruptement le roi de Drasnie.
— Voyons, Rhodar, fit Drosta avec une feinte amertume, est-ce que c’est une façon de parler à un vieil ami comme moi ?
Il éclata d’un rire strident.
— Je voudrais bien savoir pourquoi tu changes de camp au beau milieu de la bataille, surtout que tu es du côté du manche.
— Rhodar, mon royaume est sous la botte des Malloréens. Si je ne t’aide pas à les zigouiller, ‘Zakath va tout simplement annexer le Gar og Nadrak. Mais je ne crois pas que ce soit le moment et l’endroit rêvés pour une conférence au sommet. Alors, mon aide t’intéresse ou pas ?
— Toutes les aides m’intéressent.
— Parfait. Nous aurons peut-être l’occasion, plus tard, de nous soûler la gueule comme il faut en parlant de tout ça, mais pour l’instant tirons-nous avant que ‘Zakath n’apprenne ce que je suis en train de faire et ne vienne personnellement me chercher, suggéra le roi du Gar og Nadrak dans un éclat de rire perçant, presque hystérique. Ça y est, Rhodar, exulta-t-il. J’y suis arrivé, j’ai enfin trahi ‘Zakath de Mallorée et je m’en suis sorti.
— Pas encore, Drosta, rectifia sèchement Rhodar.
— C’est comme si c’était fait, à condition de courir assez vite. Et en ce moment, Rhodar, je me sens des ailes.
‘Zakath, le redoutable empereur de l’infinie Mallorée, était un homme de taille moyenne, aux cheveux de jais et au teint olivâtre. Il avait peut-être trente-cinq ans, des traits réguliers, assez beaux, mais ses yeux étaient hantés par une profonde mélancolie. Il portait une robe de lin toute simple, sans aucun ornement ou décoration marquant sa toute-puissance.
‘Zakath était alangui dans une sorte de divan bas, garni de coussins, sous le pavillon royal érigé au centre du camp malloréen, véritable mer de tentes inondant les plaines du Mishrak ac Thull. Des tables et des chaises incrustées de nacre et d’or étaient disposées sur les inestimables tapis malloréens qui couvraient le sol de terre battue. Des chandelles baignaient le pavillon d’une vive clarté. Dans un coin, une petite formation jouait en sourdine des mélodies en mineur.
Le seul compagnon du roi était un chaton, un vulgaire chat tigré. L’animal avait les pattes interminables et la maladresse des jeunes animaux – et surtout des félins – en pleine croissance. ‘Zakath suivait de ses yeux tristes et amusés la petite bête qui jouait avec un parchemin roulé en boule, courant sans bruit sur le tapis avec une intense concentration.
‘Zakath ne fit pas l’honneur à la princesse Ce’Nedra et à ses compagnons de lever le regard sur eux lorsqu’on les introduisit sous son pavillon, mais il tendit la main pour leur imposer silence.
— Il chasse, murmura l’empereur d’une voix blanche.
Le chaton s’approcha furtivement de sa prétendue proie, se ramassa comme s’il allait sauter, trémoussa du derrière, agita frénétiquement les pattes arrière en battant l’air de sa queue et bondit sur le parchemin. Le craquement de la boule le fit sursauter. Il flanqua un coup de patte dedans, d’abord pour voir, puis, ayant trouvé un nouveau jeu, l’expédia à l’autre bout du pavillon et la poursuivit maladroitement mais avec enthousiasme.
— Un jeune chat qui a encore beaucoup à apprendre, commenta ‘Zakath avec un sourire désabusé, puis il se leva en souplesse et s’inclina devant Ce’Nedra. Votre Majesté impériale, dit-il d’un ton cérémonieux.
Il avait une voix vibrante, claire et en même temps étrangement atone.
— Votre Majesté impériale, répondit Ce’Nedra avec un signe de tête.
— Je vous en prie, mon brave, fit ‘Zakath en indiquant son divan à Durnik, qui soutenait Polgara, toujours inconsciente. Allongez-la ici. Je vais faire mander mes médecins et ils remédieront à son indisposition.
— Votre Majesté est trop bonne, articula Ce’Nedra en scrutant le visage de ‘Zakath dans l’espoir de discerner ses véritables intentions. La courtoisie de votre accueil nous laisse pantois... compte tenu des circonstances.
Il eut un nouveau sourire, assez fantasque cette fois.
— D’autant, bien sûr, que tous les Malloréens sont censés être des fous et des fanatiques, à l’instar des Murgos. La courtoisie n’est pas dans leur caractère, n’est-ce pas ?
— Nous n’avons que très peu d’informations sur la Mallorée et son peuple, répliqua la princesse. Je ne savais pas très bien à quoi m’attendre.
— C’est très surprenant, observa l’empereur. Je sais beaucoup de choses sur votre père et vos amis aloriens.
— Votre Majesté peut compter sur les Grolims pour le renseigner, releva Ce’Nedra, alors que nous sommes contraints de nous reposer sur des hommes ordinaires.
— On fait trop de cas des Grolims, Princesse. Ce sont d’abord les loyaux serviteurs de Torak et ensuite de leur propre hiérarchie. Ils ne me disent que ce qu’ils veulent bien me dire, même si je m’arrange de temps en temps pour arracher certains détails à l’un d’eux, histoire de rappeler les autres à leurs devoirs.
Un serviteur entra sous le pavillon, s’agenouilla et pressa son front sur le sol.
— Oui ? demanda ‘Zakath.
— Votre Majesté impériale a demandé que l’on fasse comparaître devant elle le roi du Pays des Thulls, répondit le serviteur.
— Ah oui ! J’allais oublier. Veuillez m’excuser un instant, Princesse Ce’Nedra, une petite affaire requiert mon attention. Mais je vous en prie, mettez-vous à l’aise, vos amis et vous-même. Quand nous aurons dîné, ajouta-t-il après un coup d’œil critique à l’armure de Ce’Nedra, je demanderai aux femmes de ma suite de vous trouver des vêtements plus convenables, ainsi qu’à dame Polgara. Avez-vous besoin de quoi que ce soit pour l’enfant ? reprit-il avec un regard intrigué à Mission qui observait le chat en ouvrant de grands yeux.
— Il va très bien, Majesté, répondit Ce’Nedra.
Son esprit fonctionnait à toute vitesse. Elle aurait moins de mal qu’elle ne pensait à traiter avec cet homme courtois et raffiné.
— Faites entrer le roi des Thulls, ordonna ‘Zakath en s’abritant les yeux d’une main lasse.
— Tout de suite, Votre Majesté impériale, répondit le serviteur en se relevant précipitamment et en sortant du pavillon à reculons, après moult courbettes.
Gethell, le roi du Mishrak ac Thull, était un homme corpulent, au cheveu rare, couleur de boue. Son visage était d’un blanc crayeux et il tremblait de tous ses membres.
— V-V-Votre M-Majesté impériale, croassa-t-il.
— Vous avez oublié de vous prosterner, Gethell, constata ‘Zakath.
L’un des gardes malloréens flanqua un bon coup de poing dans l’estomac de Gethell qui se plia en deux.
— Voilà qui est mieux, approuva ‘Zakath. Je vous ai fait venir, Gethell, suite aux nouvelles consternantes qui me sont parvenues du champ de bataille. D’après mon état-major, vos troupes ne se seraient pas bien conduites lors de la bataille de Thull Mardu. Je ne suis pas soldat, mais il me semble que vos hommes auraient pu supporter au moins une charge des chevaliers mimbraïques avant de prendre la fuite. Or on m’informe qu’ils n’en ont rien fait. Avez-vous une explication à me proposer ?
Gethell se mit à bredouiller des paroles incompréhensibles.
— C’est bien ce qu’il me semblait, reprit ‘Zakath. L’expérience m’a appris que l’on pouvait toujours imputer les défaillances des hommes à leurs dirigeants. Il semblerait que vous n’ayez pas enseigné la bravoure à vos hommes. C’est une grave négligence, Gethell.
— Pardonnez-moi, puissant ‘Zakath, implora le roi des Thulls, terrorisé, en se laissant tomber à genoux.
— Mais bien sûr que je vous pardonne, cher ami, répondit ‘Zakath. Comment pouvez-vous croire que je vous en tiendrais rigueur ? C’est absurde ! Et pourtant, une sorte de réprimande s’impose, vous ne pensez pas ?
— J’accepte librement mon châtiment, déclara Gethell, sans se relever.
— Magnifique, Gethell, magnifique ! Je suis très heureux que cette conversation se déroule de façon si positive. Nous avons réussi à éviter toutes sortes de désagréments. Voulez-vous avoir la bonté d’emmener le roi Gethell et de lui faire donner le fouet ? demanda-t-il à son serviteur.
— Tout de suite, Majesté.
Deux soldats relevèrent brutalement le roi des Thulls.
— Voyons, reprit ‘Zakath d’un ton rêveur, qu’allons-nous faire de lui après lui avoir donné le fouet ? Ah, je sais, fit-il après un moment de réflexion. Il n’y aurait pas une bonne grosse poutre, dans le coin ?
— Il n’y a que de la prairie à perte de vue, Majesté.
— Quel dommage... soupira ‘Zakath. Je vous aurais bien fait crucifier, Gethell, mais je crains fort que nous soyons obligés d’y renoncer. Peut-être cinquante coups de fouet supplémentaires feront-ils l’affaire ?
Gethell gargouilla quelque chose. Il donnait l’impression que les yeux allaient lui sortir de la tête.
— Allons, allons, cher ami, ça ne suffirait absolument pas. Vous êtes leur roi, après tout, vous devez donner le bon exemple. Allons, partez, maintenant. J’ai des invités. Espérons que votre supplice incitera vos hommes à réfléchir à la façon dont je les traiterai eux si je vous réserve à vous pareil traitement. Je compte sur vous pour les encourager dans cette voie quand vous serez remis, parce que, la prochaine fois, je prendrai mes dispositions pour avoir la poutre requise à portée de la main. Emmenez-le, ordonna-t-il à ses hommes sans leur faire l’aumône d’un coup d’œil.
« Pardonnez-moi pour cette interruption, Votre Altesse, s’excusa l’empereur de Mallorée. Ces petites formalités administratives finissent par vous prendre tout votre temps...
Le roi des Thulls sanglotait lorsque les gardes en tunique rouge l’entraînèrent hors du pavillon.
— J’ai commandé un petit souper fin pour vos amis et vous-même, Princesse Ce’Nedra, reprit ‘Zakath. Soyez assurés que je prendrai toutes les dispositions nécessaires pour votre confort.
— Je ne voudrais pas offenser Votre Majesté impériale, commença courageusement Ce’Nedra, mais nous nous interrogeons sur les projets que vous formez pour notre devenir.
— Rassurez-vous, Altesse, répondit ‘Zakath de sa voix atone. Je me suis laissé dire que ce fou de Taur Urgas était mort. Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir rendu ce service. Je ne nourris d’autre part aucune rancune personnelle contre vous... Comme c’est charmant, murmura ‘Zakath d’un ton curieusement mélancolique après un coup d’œil à son chat.
L’animal ronronnait avec extase sur les genoux de Mission qui lui caressait le ventre en souriant.
Alors l’empereur de l’infinie Mallorée se leva et s’approcha du divan où Durnik protégeait toujours dame Polgara de ses bras.
— Ma Reine, fit-il en s’inclinant respectueusement devant elle. Votre beauté transcende toutes les descriptions.
Polgara ouvrit les yeux et lui jeta un regard impassible. Un espoir dément fit bondir le cœur de Ce’Nedra. Polgara avait repris conscience.
— Vous êtes bien courtois, Messire, répondit faiblement Polgara.
— Je comprends à présent, ô ma Reine, pourquoi mon Dieu se languit de vous depuis des siècles, soupira-t-il. Il semblait qu’il fût sujet à de graves crises de mélancolie.
— Qu’allez-vous faire de nous ? s’enquit le forgeron.
— Le Dieu de mon peuple n’est ni bon ni bienveillant, répondit ‘Zakath avec un nouveau soupir. Si l’on m’avait laissé disposer des événements, tout aurait pu être différent. Seulement on ne m’a pas demandé mon avis. Je suis angarak et je dois m’incliner devant la volonté de Torak. Le Dieu-Dragon s’agite dans son sommeil et je dois obéir à ses ordres. J’en suis profondément affligé, mais je dois vous remettre, vos compagnons et vous-même, entre les mains des Grolims. Ils vous mèneront à Cthol Mishrak, la Cité de la Nuit, où Zedar, le disciple de Torak, décidera de votre sort.